Liner notes for the CPO CD Lao Tzu Sonatas:
Horatiu Radulescu: Trois Sonates d’après Lao tzu opus 82, 86 et 92 (1991 – 1999)
Ortwin Stürmer, piano
Les présentes Sonates inspirées par le Tao te Ching de Lao tzu (VIème siècle av.J.-C.), ont toutes été commandées par Ortwin Stürmer avec le soutien du Ministère pour l’Art et les Sciences du Land Baden-Württemberg, Allemagne, ainsi que le monumental (52 minutes) “The Quest”, Concerto pour piano et grand orchestre op.90 (disque CPO 1998) avec, en plus, le soutien du Hessischer Rundfunk, la Radio de Francfort. Ces oeuvres représentent une synthèse entre le nouveau langage spectral et le ‘clavier tempéré’, synthèse fondamentale opérée tout-au-long de la dérnière décennie du XXème siècle, considérée un aboutissement capital de la litérature pianistique par nombre d’interprètes, compositeurs, musicologues et mélomanes. En effet, le Franco-Roumain Horatiu Radulescu, un des plus grands novateurs de notre temps*, jeta les fondements de la ‘musique spectrale’ à Paris en 1969 avec son Credo op.10, partition ambitieuse pour neuf violoncelles où, pendant presqu’une heure, un plasma sonore d’environ 4170 micro musiques se déploie sur une échelle révolutionnaire à intervalles inégaux – correspondant aux premiers 45 harmoniques théoriques d’un timbre (d’un spectre) de DO0. De plus, chacune de ces milliers de micro musiques engendre son propre ‘volcan de spectralité’, c.-à-d. dispose d’une ‘vie-timbre’ enrichie jusqu’à une ‘pulsation spectrale’ unique (spectrum pulse). Ceci a été nommée par le compositeur “émanation de l’immanence” et s’apparente au système Hegelien de Stimmung de Stockhausen, car les deux oeuvres … Parisiennes à quelques mois de distance et totalement indépendantes l’une de l’autre, constituent toutes deux les embryons de la musique spectrale et phénoménologique, démarche à laquelle vont se joindre les Américains James Tenney (vers 1973) et Alvin Lucier (vers 1974), et les Français Gérard Grisey et Tristan Murail (vers 1975-76). Ce petit détour historique etait nécessaire pour comprendre le rôle décisif qu’ont joué les recherches spectrales et phénoménologiques de Radulescu dans la cristallisation de son nouveau langage pianistique. Eléments intrinsèques du son, déjà légués par Pythagore au VIème siècle av.J.-C. et analysés par Helmholz au XIXème, les harmoniques s’émancipent comme sons fondamentaux et décrivent une échelle d’intervalles inégaux distribués telles les lignes d’un papier logarithmique, tandis que le clavier bien tempéré divise l’octave en 12 sons équidistants tel un papier millimétré.
“Seules les musiques Hindou et Byzantine avaient été ‘proto-spectrales’ par une approche intuitive de la résonance naturelle” (H.R.). Dans la production pianistique récente de Radulescu certaines approximations du spectral par le tempéré aboutissent à des harmonies et des formes d’hétérophonie et de polyphonie inouïes.
Les ‘archétypes’ du langage musical de Radulescu vont renouer même avec des oeuvres anciennes du maître où ces éléments avaient été déjà présents sous une forme prémonitoire: Madrigal op.3 (1967) et Taaroa op.7 (1969) pour orchestre, et, respectivement, Omaggio a Domenico Scarlatti op.2 (1967) et la Première Sonate Cradle to Abysses op.5 (1968) pour piano.
Citons parmi ces ‘archétypes Radulescu’ – non exhaustivement, les suivants:
• colonnes de son α et β, “colonnes infinies Brancusi”, proto-modes à 2 intervalles uniques réitérés symétriquement (α − jusqu’à 12 sons [harm.13-16 – 6-7 etc], β − jusqu’à 8 sons [harm.7-8 – 12-13 etc]
•• colonnes de son ρ, “oiseaux ‘maïastra’ Brancusi”, accords ou figures mélodiques issus de sommes et différences entre les harmoniques (ρ − ring-modulation ou modulation en anneaux des fonctions élémentaires, comme celle qui régit les nombres de Fibonacci!). Ces ‘arbres généalogiques de fréquences’ sont aussi appelés ‘fonctions auto-génératives’.
••• hétérophonies diffractées δ – comme pour avoir la sensation que nous procurent les vitraux dans la rosace de la Cathédrale de Chartres, le déphasage temporel suggère la résonance naturelle grâce à des tempi différents simultanés d’une même mélodie, ‘colind’(Noël), par exemple.
“being and non-being create each other” – “être et non-être se créent un l’autre”
IIème Sonate pour le Piano, opus 82 (1991), “à mon ami et disciple Eric Tanguy”
1991 – création mondiale par Ortwin Stürmer à l’Université de Freiburg in Br., Allemagne
I. Immanence: Forme sonate avec un premier thème issu de fonctions spectrales auto-generatives ρd’un fondamental SI bémol (3-4 (7) 10-11 / 21 / 1) – syncope métrique 4-3, 4-3, 4-3 avec réponse sur un fondamental DO (5-16-21) – dénouement métrique 2 -2- 3, et un second thème qui consiste en un élément de folklore imaginaire, aksak d’harmoniques virtuels très doux appartenant à un ‘gong’ très puissant. Autres deux éléments thématiques α et ρ(15-17- 32 – 48) construisent transitions et développement.
I. Byzantine Bells (Cloches Byzantines): Un mode défectif (de six fonctions) sur le SI central, dans l’ambitus de quinte parfaite, c.-à-d. locrien et phrygien à la fois, module toujours vers un autre ‘finalis’. Il est activé par un rhytme aksak cumulatif caché par des syncopes, le tous dans un medium resonant (pédale forte). Le même mode, sans la note SI, éclate dans un immense accord toujours plus long figurant un spectre de DO qui, rarement et soudainement, interrompe la mélopée des ‘cloches’.
III. Joy (Joie): Ostinato d’un macro-mètre à dynamique intrinsèque (2 2 2 3 3 3), ce Finale véhicule des cadences – archetypes du langage du compositeur, de son style, sur plus de 30 ans; il utilise la ring-modulation phénoménologique ρ (modulation en anneaux de fonctions de base) et d’autres ‘états’ spectraux. La forte résonance ultime est créée par un cluster spectral (lydien) sur le re1 que survole un dessin mélodique spectral sur le si1qui culmine avec la très éloignée et brillante quarte g2 – c5. Tel un gong secret de l’Eternel, le si bémol central (si b0) murmure trois double coups en en pp, ppp et pppp. Les échos des spectres de SI et de RE modulent et fondent dans l’unique résonance de ce Gong Divin.
“you will endure forever” – “tu va durer pour toujours”
IIIème Sonate pour Piano, opus 86 (1992/99)
hommage à Roger Woodward
1999 – création mondiale par Ortwin Stürmer au Festival International de La Roque
d’Anthéron (la partition de la première porte en exergue ‘pour Ortwin Stürmer, en toute amitié’)
I. if you stay in the center (“tiens toi bien au centre”): Forme sonate avec un premier thème issu de fonctions spectrales centrées sur le RE et un deuxième thème utilisant des hétérophonies ‘diffractées’ δ,basées sur un Hymne Byzantin du XIIIème siècle, et, plus tard, sur un autre du IXème caractérisé par des recti toni rapides comme des ‘aciaccature’. Dominant le premier thème en fin de développement, le second thème va même superposer les deux Hymnes qui par diffraction des tempi différents simultanés vont engendrer un ‘espace-temps résonant’ où religion, mathématiques, poésie et architecture sonore forment un monde complexe unique.
II. and embrace death with your whole heart (“et embrasse la mort avec tout ton coeur”): musique d’un langage hautement tragique, reflet du texte de Lao tzu, elle est écrite en souvenir des marthyres du monde.
Harmonies basées sur des proto-modes spectraux où seulement deux intervalles forment symétriquement toute une ‘colonne infinie Brancusi’ pouvant atteindre les 12 sons du total chromatique (simulation spectrale α: 13-16…6-7 etc) ou seulement un complexe de 8 sons différents (simulation spectrale β : 7-8 …12-13 etc). Les aksaks //2 3 4/2 3 4 / 4 5//, parfois perforés, dans la voix très grave, et la grande économie d’harmonies de ce choral, aboutissent au ‘Tam-tam’ final, la biphonie envahissante de la neuvième très distendue LA_ 2 - si 0.
III. doïna: Chant nostalgique, “cântec lung maramuresan”, “chant long” de Maramures, haut plateau dans le Nord de la Roumanie, doïna est un authentique exemple de langage proto-spectral. Cette mélodie jouée par un berger de 25 ans utilisant une tilinca – un tube sans orifices pour les doigtés, a été enregistrée en 1911 par Bartók. L’approximation du 11ème harmonique (quarte haussée d’un quart de ton) est réalisée sur le clavier tempéré par l’emploie de differentes quartes simultanément. La résonance continue et les hauts accords d’éruption spectrale subliment ce “cântec lung maramuresan” et lui confèrent le rôle de “noyau de beauté” (”beauty-nucleus” ) de toute l’oeuvre. Roger Woodward nomme cette Sonate ”a mesmeric beauty” – ‘beauté hypnotique’.
IV. dance of the Eternal (”Dance de l’Eternel”) – 25 variations sur la consistance d’un accord spectral -‘colonne infinie Brancusi’ α, finissant par surprise par des arpèges de la deuxième ‘colonne Brancusi’β. Perpetuum métrique de 4-2-3 où, la dance macro-formelle des dynamiques et la progressive et inattendue réalisation de la complétude de cette colonne αressemblent à une observation rituelle d’un ‘mobile en cristal’ de Calder.
V. you will endure forever (“qui meurt sans peur est éternel”): Ostinato final où ‘l’Eternel’ sculpte avec peu d’éléments, mais des éléments fondamentaux, un accelerando macro-formel, un ‘temps abyssal’. Essentiellement basé sur des diffractions rhytmiques δ sur un seul DO03, ce mouvement est une lutte acharnée entre deux centres spectraux, le DO0 et le fa2, entrecoupée par un accord obsessionnel “Scriabine cosmique” sur un spectre de RE (3-4-7 … 26-40-60….27/ & 29xX). L’intervention d’un sol2 apporte fraîcheur mais sème encore le doute entre les deux spectres. Après un unique grand diminuendo, une oasis d’historicité: le kaléidoscope spectral ‘Webern’ qui apporte des fonctions ρ et autres: 3-4-7-11/ 15-/27 –13 – 17-5-9-19 et finalement 21(f2 ) – dans la nouvelle opposition entre fa2 et DO0. Retour de l’accord obsessionnel sur RE, le “S cosmique”, et du kaléidoscope ‘W’, augmenté . Nouvelles frictions avec la fraîcheur du sol2. Court retour de l’accord obsessionnel sur le RE, mais finalement intervention de deux nouveaux grands accords, un sur SOL, ”tellurique Moussorgski” (2-3—21/5-15-17//13-19xX), l’autre sur MI, “Divin Stravinski”(2-3-7 13-15/27-23xX…LA_2 comme sous-basse indéterminée ou fondamental indécelable). Nouvelles fréquences, de la2 et si2, renforcent le spectre de fa2. Le kaléidoscope ‘W’ augmenté-diminué-augmenté, et le retour des 3 accords éclatés, en ordre inverse pour revenir à la première obsession du “S cosmique”… L’agglomération dans l’aigu est renforcée: fa2 /sol2 /la2/ si2/ do#3… le DO grave disparaît pour laisser s’installer un nouveau fondamental, le fa#1. Résonnent les petites clochettes d’une luge siberienne qui glisse vers l’Eternel Orient, vers la Chine même, vers la Passe de l’Ouest où le gardien Yin Hi à demandé à Lao tzu d’écrire son Livre de sagesse, le Tao te Ching.
“like a well … older than God” (”comme un puits…plus vieux que Dieu”)
IVème Sonate pour le Piano, opus 92 (1993), dédiée à Ortwin Stürmer
1993: création mondiale par Ortwin Stürmer à Waldkirch, Allemagne.
I. Trumpets of the Eternal: Le premier mouvement Trompettes de l’Eternel en forme sonate, débute par un thème explosif et magique: 8 sons d’un spectre de MI sont conquis par 4 sons graves appartenant à un spectre de FA. Le second thème est un ‘Colind’ (Noël) de Transylvanie noté par Bartók vers 1911. Il est traité en ‘canon diffracté’ δ- plusieurs tempi simultanés, pour engendrer une ‘vallée de résonance’. Un troisième motif – ‘foudre acoustique’ de hauteurs auto-génératives ρ (5-16-21, puis enchaînées par des sons pivots, p.e. le 21 redevient un 5 initial) tel un ‘arbre généalogique de fréquences’, va dominer le développement et créer un état d’apesanteur vers la fin du mouvement, non sans rappeler la technique d’ ”implosion” thématique chère au dernier Beethoven.
II. The sacred sound, the second (”Le son sacreé, le second”) du mouvement suivant, consiste en ‘mobiles de Calder’ sonores réalisés par de longues résonances issues d’un seul timbre: tous les sons – parfois très puissants et cristallins, sont des harmoniques du SI central, des ‘cellules’ de son timbre décrivant le plus souvent des accords créés par l’auto-génerativité ρ- modulation en anneaux live des fonctions spectrales (p. e. les fonctions 3 et 4 engendrent les fonctions 7 et 1, comme au début du mouvement.)
III. Music… older than Music (”Musique… plus vieille que la Musique”) est imaginée par une étrange sonorité d’immense ‘gong originel’ qui nous ‘envahit’ : deux ‘Colinde’ (chants ancestraux - Noëls de Roumanie) se superposent toujours en déphasage, et créent une résonance grandissante tel un ‘exorcisme cosmique’ – 30 secondes de crescendo suivies par 30 secondes de silence, de resonance en decrescendo.
IV. Abyss (”dance de l’Abîme”): par des ostinati et des nouvelles synthèses d’archétypes-musiques des autres mouvements, ce Finale porte toute la sonate avec frénésie vers son sommet: La Lumière.
NB les proportions de l’architecture / macroforme correspondent aussi aux ‘anneaux’ auto-génératifs ρ: 7 – 4 – 1 – 3 minutes, respectivement.
L’enthousiasme d’Ortwin Stürmer a été rejoint par des pianists tels que Roger Woodward, Nicholas Angelich, François-Frédéric Guy, James Clapperton, Dana Ciocarlie, Ian Pace, Patricia von Blumröder, Nicolas Hodges, Mark Knoop et beaucoup d’autres.
* Suite à la création de Wild Incantesimo pour 9 orchestres au Festival de Metz ‘78, Olivier Messiaen écrit:” Horatiu Radulescu est un des jeunes musiciens les plus originaux de notre époque. On sait qu’au XXème siècle, plus qu’en aucun autre, l’Art et la Science se donnent la main. Cela est particulièrement vrai pour la musique de Radulescu qui a participé au renouveau du langage musical.”
À Paris, dans Le Monde, Anne Rey écrivit:
”Radulescu agit avec les interprètes de ses partitions comme un grand metteur en scène avec des acteurs célèbres: il les révèle à eux-mêmes”, et à-propos de sa musique, ‘splendeur’ d’un nouvel ésprit Beethovenien et Debussyste: “Rituel de jubilation totale, d’une énergie extrême”.
© Sandra Destarac, Menton, 2003
~ by horatiuradulescu on November 2, 2008